mardi 26 mai 2015

Le Séna : que de mots, que de saveurs !

Le Séna qui s'est tenu le 13 décembre dernier a tenu la plupart de ses promesses.

Intitulé "Des saveurs et des mots", lors de la première réunion de préparation entre "Sénatè"- rappelons qu'ainsi se nomment les comédiens et musiciens qui font vivre le Séna- il avait débuté par une réserve d'importance : n'allions-nous pas tomber dans une caricature de nous-mêmes ? Ne risquions-nous pas de faire l'article pour nous vendre nous-mêmes sur un mode touristique ?

Une discussion animée entre les Sénatè de cette cession (Gladys Arnaud, Christian Julien, Jalil leclaire, Martine Maximin, TiMalo, Gerty Dambury, René Dambury) avait alors suivi sur l’importance de ne pas se priver de ce qui fait notre culture, sous prétexte que certains, du dehors, n’y voient qu’exotisme et folklore.

Une fois ces réticences vaincues, nous nous étions mis à la recherche de textes et surtout, d’auteurs moins souvent cités dans les précédents Sénas.

Samedi treize décembre, donc, nous avons, bien que cela n’ait peut-être pas été visible pour tous, inauguré un type différent de Séna : un chant d’ouverture entamé par tous les sénateurs – nos chanteuses en titre, Karine et Lully, nous faisant défaut - et la présence du percussionniste au sein des autres sénatè, non plus retiré dans son coin comme d’habitude mais, cette fois, mêlant sa musique aux textes, suivant son humeur et l’inspiration qui lui venait. Une présence discrète et cependant assurée, assumée. Prenant à part entière sa place il nous a fait, discrètement mais sûrement, revisiter la Caraïbe entre Gwoka et Yanvalous.

Petites touches qui indiquent que le Séna ne se veut pas une forme figée.

Et alors ? Les saveurs et les mots ?

Nous avions choisi de prendre pour fil rouge l’un des textes du catalogue de l’exposition « L’art de manger. Rites et traditions » en cours au musée Dapper qui nous accueillait . Ce texte, La cuisine de Cléa, nous permettait de balayer les diverses étapes d’une vie (veillées, naissance, etc.), diverses fêtes donnant lieu à un repas spécifique : Pâques, Vendredi Saint…

La participation du public a été immédiate car un tel sujet ouvrait la voie à des souvenirs, une forme de nostalgie même et de la joie, allant jusqu'à convoquer un poème impromptu de Saint-John Perse…
Ce fut, de fait, un très joyeux Séna.

Cependant, au-delà de l’évocation de souvenirs personnels, certains questionnements ont été mis sur la table, si l’on peut dire :

  1. la relation entre l’histoire et l’art culinaire avec la lecture d’une analyse des contes et de la place qu’y occupent faim, misère et ruses pour la survie,
  2. les différentes formes que peut revêtir le pouvoir, par exemple dans les relations entre un adulte enfant qui a faim (Une journée torride de Vincent Placoly) ou entre un homme et une femme placée sous sa domination (Dézafi - Les Affres d'un défi de Frankétienne) ou encore entre un couple de domestiques et leurs patrons blancs (Les rétifs de Gerty Dambury), sans oublier la place des cuisinières des grandes familles d'autrefois (Victoire, les saveurs et les mots de Maryse Condé),
  3. la question de la consommation à outrance dans nos pays - d'ailleurs, le matin même du Séna certains habitants de la Guadeloupe avaient quitté leur lit en pleine nuit pour être les premiers à investir un supermarché à 4h30 du matin,
  4. l'évocation de la résistance à la société de consommation lors du mouvement de 2009 (Pawol charyo de Gerty Dambury),
  5. le "manger local": une variation sur le mot Local, proposée par Simone Lagrand, dans l'un des rares textes à évoquer la Martinique d'aujourd'hui,
  6. les questions liées à l'environnement : comment éviter d'évoquer l'omniprésence de la chlordécone dans nos sols, dans nos eaux ? Un article du journal Le Monde a servi de base à une discussion assez animée : quelles communes sont touchées par le chlordécone ? le sont-elles toutes dans les mêmes proportions ? quelles ressources ont été mobilisées pour proposer aux populations une nourriture locale saine ?
  7. l'émigration vers la région parisienne et les conséquences qu'elle a pu avoir sur les habitudes alimentaires des antillais déplacés, mais également sur les habitudes alimentaires en France,
  8. le rapport à la fête, à la succession des fêtes : cette dernière question est peut-être demeurée en suspens. Des discussions d'après ont permis d'évoquer la nécessité pour les esclaves de ne pas garder le nez sur leur quotidien douloureux, ainsi, peut-être vivaient-ils avec la perspective de la prochaine échéance qui leur permettrait d'échapper un temps aux contraintes de la plantation. Les diverses fêtes ne jouaient-elles pas ce rôle d'horizon de survie ? Et de ce fait, n'est-ce pas là un aspect de notre société profondément lié à notre histoire ?

Et puis la chair ! L'évocation du sexe en usant de la métaphore de la nourriture a été mise en exergue par les excellentes chansons Marabout de mon cœur et Boucherie modèle (aux sous-entendus plus...salés) interprétées par Gladys Arnaud, Christian Julien et Martine Maximin.

Le Séna ne se déroule jamais uniquement sur les deux heures trente allouées aux textes et aux discussions. Il se poursuit durant le repas pris en commun, s'étire après ce repas, rebondit dans les échanges de courriels, de petits mots sur les réseaux sociaux, preuve que les sujets, aussi "insignifiants" puissent-ils paraître à certains, font émerger des questionnements, des idées, des désirs de textes à acheter, emprunter ou recommander.

Une fois de plus, nous avons passé un excellent moment ensemble et le féroce d'avocat antillais, le kalawang de mangues de Guyane, les bananes plantain dorées à l'africaine, le gâteau-patates, le flan au coco, le gâteau fouetté (ou pain doux) accompagnés d'un planteur, n'ont pas été totalement étrangers à notre bonheur.

Le café du musée Dapper, qui nous accueillait pour la première fois, se prête parfaitement à cette forme d'échange entre public, textes et artistes. Nous espérons bien y revenir...

Et puis, une surprise agréable et de taille : la venue de madame Christiane Taubira qui, discrètement, s'est glissée parmi nous, en quasi fin de Séna.

C'était notre dernière rencontre de l'année 2014 - le dixième depuis 2012, hé oui ! -, l'occasion pour nous de vous souhaiter à tous une très belle fin d'année et de vous inciter à vous préparer d'ores et déjà à la prochaine rencontre.

Bonnes fêtes ! Belle année 2015
http://www.lafabriqueinsomniaque.com/uploads/Textes%20Séna%20du%2013_12_2014.pdf

jeudi 5 février 2015

En route vers les Atlantiques...


Trames, une pièce de Gerty Dambury

Blog de Fabienne des Iles, lu sur Mediapart

Une griotte allumée – une Maman Legba qui aurait mal tourné – ouvre l’espace, lance ses incantations en langues, hoquète proverbes et malices : devant nous va se dérouler une histoire mêlée…
Une mère, son fils. Depuis longtemps, depuis toujours, ils se tiennent l’un devant l’autre, l’un en révolte, l’autre en résistance, relations en pelote, raçines emmêlées, fouillis des sentiments. S’aimant, envers et contre tout, violemment.
L’amour assoiffé, dévorant, de l’un affronte la tentative méthodique de l’autre de délimiter son espace de liberté.
Instruite par les histoires innombrables des femmes dont elle récolte patiemment les paroles, elle sait qu’il lui faut grappiller avec ferveur chaque pouce d’autonomie de geste, de pensée, de sentiment, dans cette société d’hommes.
Instruite par sa propre histoire avec le père de l’enfant, fruit d’amours utopiques avec une Afrique rêvée, la mère balise pour elle un possible avenir de femme libre, dans une œuvre apparemment sans fin : elle rassemble les éléments d’une future histoire des femmes, trompées, méprisées, battues mais vaillantes et debout. Dont une femme vient régulièrement illustrer les différents visages (blessures, illusions, attentes) en écho avec ses propres douleurs.
Et lui dans tout ça ? Eternel fils qui n’arrive pas à construire sa rectitude d’homme, lui erre par les rues et les mornes. Les mornes ? oui car nous sommes aux Antilles, en Guadeloupe et cette histoire sans doute possiblement déclinée en mille lieux différents sur cette terre – les relations conflictuelles et douloureuses entre une mère et son fils – revêt ici les couleurs, les inflexions, l’humour et l’imaginaire d’une île des Caraïbes, la Guadeloupe.
Il erre dans les rues de Pointe à Pitre, plus ou moins propulsé, selon les jours, tantôt par la drogue, tantôt par la rancœur, dort dans un local à poubelles, projette d’hypothétiques avenirs professionnels. Et n’en finit pas de ressasser un meurtrier instant de son jeune passé qui a infléchi son chemin vers les buissons épineux de son égarement.
Gerty Dambury a écrit une pièce comme on en voit peu : par son sujet – universel et si vrai de réalité antillaise, par sa scansion alternant armistice des sentiments et guerre sans merci, comme seul l’amour peut générer. Elle l’a produite avec la patience que demande l’absence des moyens financiers propre à ces projets dont l’indépendance et le sujet sied peu à la trame institutionnelle. Elle l’a mise en scène, choisissant finement plusieurs jeunes comédiens, avec une exigence et une rigueur qu’on aimerait rencontrer plus souvent sur un plateau de théâtre.
Autant de raisons pour guetter toute apparition de cette pièce, Trames, et de toutes les productions qui sortiront de la Fabrique Insomniaque, sa Compagnie. (Lien vers l'article : http://blogs.mediapart.fr/blog/fabienne-des-iles/070212/trames-une-piece-de-gerty-dambury)